27

On lui avait toujours dit que les Mayfair de Fontevrault étaient cinglés.

— C’est pour cela qu’ils viennent vous voir, docteur Jack.

En ville, même parmi la haute bourgeoisie, on disait qu’ils étaient tous fous.

Mais était-ce vraiment le moment de le vérifier, par cet après-midi d’orage où la moitié des rues de la ville étaient inondées ?

Quelle idée de lui apporter un nouveau-né emmailloté dans des couvertures malodorantes et déposé dans une glacière ! Et cette Mary Jane Mayfair qui lui avait demandé ni plus ni moins d’établir le certificat de naissance dans son cabinet ! Il avait demandé à voir la mère.

Évidemment, s’il s’était douté qu’il allait faire la route dans cette limousine avec le bébé sur les genoux, il aurait insisté pour prendre sa propre camionnette.

Quand elle lui avait montré la limousine du doigt, il avait cru que la fille avait un chauffeur. C’était une voiture toute neuve d’au moins huit mètres de long, avec vitres teintées, lecteur de CD, téléphone et tout le tintouin. Et cette espèce d’amazone en pleine adolescence, avec sa robe toute sale et ses jambes boueuses, avait pris le volant !

— Et vous voudriez vraiment me faire croire, lui avait-il crié sous la pluie, qu’avec une voiture comme celle-là vous ne pouviez pas emmener la mère à l’hôpital ?

Le bébé avait l’air en parfaite santé, Dieu merci. Prématuré d’environ un mois, selon lui, et mal nourri, bien sûr. Mais, sinon, il dormait du sommeil du juste dans sa glacière et ses couvertures crasseuses qui puaient le whisky.

— Seigneur Dieu ! Mary Jane Mayfair ! Ralentissez ! avait-il dit au bout d’un moment.

Les branches éraflaient le toit de la voiture et les feuilles trempées fouettaient le pare-brise. Elle conduisait comme une folle malgré les ornières.

— Vous allez réveiller le bébé !

— Le bébé va très bien, docteur, avait-elle répondu en remontant sa robe jusqu’à ses cuisses.

Cette fille devait être une fieffée menteuse. Il était pratiquement certain que le bébé était le sien et qu’elle allait monter un baratin pour lui faire croire qu’elle l’avait trouvé sur le pas de sa porte. Mais non ! Il y avait bien une mère, là-bas, dans ces saletés de marais ! C’était un épisode à relater dans ses mémoires.

— On est presque arrivés, avait-elle dit à un moment en écrasant un massif de bambous. C’est vous qui porterez le bébé dans le bateau, d’accord ?

— Quel bateau ? avait-il crié, feignant l’ignorance.

En fait, tout le monde lui avait parlé de la vieille baraque branlante de Fontevrault et du « mode de vie » de ces Mayfair. On se demandait comment elle était encore debout et comment des gens pouvaient y vivre. Nul n’ignorait que Mary Jane avait dévalisé les boutiques locales pendant les six derniers mois pour s’installer dans cette maison avec sa grand-mère.

C’était une jolie fille, il fallait le reconnaître, même avec le chapeau de cow-boy qu’elle portait en ville. Elle avait la plus jolie paire de seins qu’il ait jamais vue et une bouche couleur de chewing-gum à la fraise.

— J’espère que vous n’avez pas fait ingurgiter du whisky à ce bébé pour qu’il se tienne tranquille ?

Ce n’était vraiment pas un endroit pour élever un enfant ! Et elle ne l’avait même pas laissé examiner le bébé sous prétexte que sa grand-mère s’en était chargée !

La limousine s’arrêta. Il pleuvait des cordes et il avait du mal à distinguer l’énorme bâtisse. Heureusement, il y avait de la lumière aux fenêtres. On lui avait dit qu’ils n’avaient même pas l’électricité.

— Je fais le tour avec le parapluie, dit Mary Jane en claquant la portière.

Il aurait préféré attendre dans la voiture jusqu’à ce que la pluie cesse, mais elle lui ouvrit la portière et il dut s’exécuter.

— Mettez la serviette dessus, sinon la petite va être trempée ! dit-elle. Maintenant, courez jusqu’au bateau.

— Je me contenterai de marcher, si vous le voulez bien. Montrez-moi juste le chemin, mademoiselle Mayfair.

— La laissez pas tomber !

— Je vous remercie, mais j’ai mis des bébés au monde pendant trente-huit ans à Picayune, Mississippi, avant de venir dans ce trou paumé.

Je me demande d’ailleurs ce que je suis venu faire ici, se dit-il pour la millième fois, oubliant qu’il avait fait ça pour sa jeune épouse, Eileen, qui était née et avait grandi près de Napoleonville.

Le bateau était une énorme pirogue en aluminium sans moteur. Mais la maison était bien là, avec ses colonnes envahies de glycine, et voir de la lumière à l’étage était réconfortant. Si, en plus, il avait fallu qu’il parcoure cette baraque avec une lampe à huile, il serait devenu fou. À moins qu’il ne le soit déjà avant d’arriver : traverser ce marécage de lentilles d’eau sur une pirogue avec une jeune cinglée pour rejoindre une maison près de couler n’était pas idéal pour sa santé mentale.

— Cela arrivera un jour ou l’autre, l’avait prévenu Eileen. Un beau matin, on passera à côté en voiture et il n’y aura plus de maison. Tout aura sombré corps et biens dans le marais. C’est vraiment criminel de vivre dans un endroit pareil.

Portant la glacière dans une main, il parvint à monter dans le bateau qui contenait cinq bons centimètres d’eau.

— Nous allons couler, vous auriez dû écoper.

Ses chaussures étaient déjà remplies d’eau. Mais pourquoi diable avait-il accepté de venir ? Il en aurait des choses à raconter à Eileen.

— Mais non, on va pas couler, dit Mary Jane en appuyant sur sa longue perche. Maintenant, tenez-vous bien et abritez le bébé contre la pluie.

La fille était passablement énervée. Là d’où il venait, personne n’osait parler ainsi à un médecin ! Le bébé était bien au sec.

Ils s’approchèrent de la maison et pénétrèrent sous le porche. Le médecin était sidéré.

— Ma parole, on se croirait dans une caverne ! s’exclama-t-il. Ce n’est pas un endroit pour accoucher ! Regardez-moi ça. Il y a même des livres, là, juste au-dessus du niveau de l’eau.

— Personne habitait ici au moment de l’inondation. J’imagine qu’il y a un tas de trucs qui flottent partout. De toute façon, Mona Mayfair a eu son bébé en haut. Les femmes accouchent jamais dans le salon, même quand il est pas inondé.

L’embarcation heurta violemment les marches, tangua sur la gauche et le médecin dut se rattraper à la rampe glissante. Il sortit du bateau en posant les pieds avec précaution pour éprouver la solidité de l’escalier.

Un flot de lumière chaude provenait de l’étage. Par-dessus le clapotis de l’eau et de la pluie, il entendit une voix fredonner et une sorte de cliquetis. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

— Comment se fait-il que l’escalier ne se soit pas encore détaché du mur ? demanda-t-il. Et que toute la baraque ne se soit pas encore écroulée ?

— Eh bien, je suppose que cela arrivera un jour. Dans un siècle ou deux…

Elle grimpa les marches devant lui, atteignit l’étage et se retourna en disant :

— Suivez-moi, on va au grenier.

D’où pouvait bien venir ce cliquetis ? Mais elle ne lui laissa pas le temps de jeter un coup d’œil et le poussa presque dans l’escalier du grenier.

C’est alors qu’il aperçut Granny Mayfair tout en haut, dans une robe à fleurs, qui lui faisait un signe de la main.

— Tiens, vous voilà, docteur Jack ? Comment ça va, mon grand ? Allez, venez m’embrasser. Je suis contente de vous voir.

— Moi aussi, grand-mère, dit-il en montant.

Plus que quatre marches et il pourrait poser son fardeau.

Il atteignit enfin le grenier chaud et sec. La vieille femme se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Il adorait cette petite vieille, il devait le reconnaître.

— Comment allez-vous, grand-mère ? Vous prenez vos médicaments, j’espère ?

Mary Jane ramassa la glacière dès qu’il l’eut posée par terre et s’en alla avec. L’endroit n’était pas si mal, finalement. Il y avait des fils électriques partout et du linge propre séchait sur un cordage. Les meubles semblaient confortables et cela ne sentait pas trop le renfermé. Au contraire, une odeur de fleurs planait dans l’atmosphère.

— Quel est ce cliquetis que l’on entend en bas ? demanda-t-il à la grand-mère quand elle lui prit le bras.

— Entrez, docteur Jack. Faites ce que vous avez à faire et remplissez le certificat de naissance, s’il vous plaît. Nous voulons éviter les problèmes administratifs. Je vous ai déjà raconté les problèmes que j’ai eus pour avoir déclaré la naissance de Yancy Mayfair avec deux mois de retard ? Vous n’imaginez pas les ennuis qu’on m’a faits à la mairie. Ils me disaient que…

— C’est vous qui avez mis ce bébé au monde, grand-mère ? demanda-t-il en lui caressant la main.

La première fois qu’elle était venue le consulter, ses infirmières l’avaient prévenu de ne pas attendre qu’elle ait fini ses histoires car elles n’avaient jamais de fin. Elle avait débarqué à son cabinet le deuxième jour de son installation en disant qu’aucun autre médecin de la ville ne la toucherait plus jamais. Quelle histoire !

— Bien sûr, docteur.

— La maman est là-bas, dit Mary Jane en pointant le doigt vers un gable du grenier complètement enveloppé d’une moustiquaire.

On aurait dit une tente. La scène était plutôt jolie, avec la lampe à huile brûlant à l’intérieur et la fenêtre au-dessus. Le lit énorme était jonché de couvertures et d’édredons. Il souleva la moustiquaire et baissa la tête pour entrer. Le plancher de cyprès était nu et bien propre. Pas une fuite.

La jeune fille rousse était assoupie sur le lit, des cernes sous les yeux et les lèvres craquelées.

— Cette jeune femme devrait être à l’hôpital, reprocha-t-il.

— Elle est épuisée, docteur, y a de quoi, s’empressa de dire Mary Jane. Si vous vous en occupiez tout de suite pour qu’elle puisse se reposer ?

Au moins, le lit était propre, plus que le berceau de fortune qu’était la glacière. La jeune maman était allongée sur des draps propres et portait une jolie chemise blanche à dentelle avec des boutons de perle. Elle avait les cheveux les plus roux qu’il ait jamais vus, longs et bien brossés. Le bébé serait peut-être aussi roux un jour.

Pour l’instant, il commençait à gigoter dans son lit improvisé. Granny Mayfair le prit dans ses bras et force était de constater qu’elle savait y faire. La fille, dans le lit, était encore plus jeune que Mary Jane.

Il s’approcha, s’agenouilla et posa une main sur le front de la mère. Elle ouvrit lentement ses yeux d’un vert surprenant. Ce n’était qu’une enfant. Elle n’aurait jamais dû avoir un bébé !

— Tu te sens bien, ma chérie ? lui demanda-t-il.

— Oui, docteur, répondit-elle d’une voix claire. Vous voulez bien remplir les papiers, pour mon bébé ?

— Tu sais que tu aurais dû…

— Docteur, le bébé est né, dit-elle.

Elle n’était pas du coin.

— Je ne saigne plus et je n’ai pas l’intention d’aller gambader. En fait, je me sens nettement mieux que je n’aurais cru.

La peau, sous ses ongles, était bien rose et son pouls était normal. Ses seins étaient énormes. Une grande cruche de lait à moitié vide était posée à côté du lit. Très bien, c’était bon pour elle.

Une fille intelligente, sûre d’elle, bien élevée, se dit-il. Pas de la campagne.

— Laissez-nous seuls, dit-il à Mary Jane et à la grand-mère, dressées derrière lui comme deux anges gardiens.

Le bébé gémissait un peu, comme s’il s’apercevait qu’il était vivant mais qu’il n’était pas certain d’en être heureux.

— Éloignez-vous pour que j’examine la mère. Je dois voir s’il n’y a pas de risque d’hémorragie.

— Docteur, je me suis occupée d’elle moi-même, dit la grand-mère. Vous croyez que je l’aurais laissée ici si elle avait une hémorragie ?

Mais elle s’éloigna en berçant le bébé, un peu vigoureusement pour un nouveau-né.

Il n’avait plus qu’à tenir lui-même la lampe à huile s’il voulait vérifier que tout allait bien. L’examen n’allait pas être évident.

La jeune fille s’adossa aux oreillers et le laissa repousser les couvertures. Tout était beau et propre, il fallait l’admettre. Elle était aussi propre que si elle sortait du bain et des serviettes de toilette avaient été disposées sous elle. Elle saignait à peine mais nul doute qu’elle était bien la mère. La naissance avait laissé des traces sur son corps mais sa chemise de nuit était immaculée.

Pourquoi diable n’avaient-elles pas lavé aussi le bébé ? Trois femmes, et aucune n’avait eu suffisamment envie de jouer à la poupée pour le changer !

— Vous pouvez vous rallonger, dit-il à la mère. Vous n’avez pas été déchirée mais cela vous aurait peut-être facilité les choses. La prochaine fois, pensez à l’hôpital.

— Pourquoi pas ? dit-elle d’une voix ensommeillée avant de rire doucement. Je me sens très bien.

Presque une adulte dans ses manières. Ce petit bout de femme ne sera plus jamais une enfant, songea-t-il. L’histoire allait rapidement faire le tour de la ville. Finalement, il n’en soufflerait pas un mot à Eileen.

— Je vous l’avais dit qu’elle allait bien, dit Granny en relevant la moustiquaire.

Le bébé pleurait un peu contre son épaule. La mère ne lui jeta même pas un regard.

Elle doit en avoir assez pour l’instant, se dit-il. Le mieux était qu’elle se repose.

— Parfait ! dit-il en replaçant la couverture. Mais si elle se met à saigner ou si elle a de la fièvre, vous l’emmenez tout de suite à l’hôpital de Napoleonville.

— Bien sûr, docteur Jack, dit Mary Jane. Merci d’être venu.

Elle lui prit la main et l’entraîna à l’extérieur du gable.

— Merci, docteur, dit doucement la jeune fille rousse. Vous voulez bien écrire la date de naissance et tout ça et les faire signer comme témoins ?

— Il y a une table juste ici, si vous voulez vous installer, dit Mary Jane.

Elle montra du doigt un petit bureau improvisé composé de deux planches de bois à cheval sur deux piles de vieilles caisses de Coca-Cola en bois. Cela faisait bien longtemps qu’il n’en avait pas vu. Cela devait bien se vendre dans un marché aux puces, comme pas mal d’autres objets dans cet endroit.

Se pencher ainsi pour écrire lui faisait mal au dos. Il sortit son stylo. Mary Jane attrapa l’ampoule nue au-dessus d’elle et la dirigea vers lui.

En bas, le cliquetis reprit. Il connaissait ce bruit mais n’arrivait pas à l’identifier.

— Qu’est-ce que c’est, ce bruit ? demanda-t-il. Bon, voyons. Le nom de la mère ?

— Mona Mayfair.

— Du père ?

— Michael Curry.

— Légalement mariés ?

— Non. Vous n’avez qu’à sauter cette mention.

— Née la nuit dernière, dites-vous ?

— À deux heures dix du matin. Accouchement effectué par Dolly Jean Mayfair et Mary Jane Mayfair. Fontevrault. Vous savez comment ça s’écrit ?

Il hocha la tête.

— Le nom du bébé ?

— Morrigan Mayfair.

— Morrigan ? Je n’ai jamais entendu ce prénom. C’est un nom de sainte ?

— Epelle-le, Mary Jane, dit la mère d’une voix lasse, de l’autre côté de la moustiquaire. Deux « r », docteur.

— Je sais comment ça s’écrit, dit-il.

Il épela le prénom à voix haute.

— Je n’ai pas le poids…

— Trois kilos neuf cents, dit Granny, qui faisait les cent pas avec le bébé. Je l’ai pesée sur la balance de cuisine. Taille normale.

Il hocha de nouveau la tête, remplit rapidement le reste de la déclaration et en fit un second exemplaire.

Un éclair illumina toute la pièce, qui replongea ensuite dans une pénombre apaisante. La pluie tapait doucement sur le toit.

— D’accord. Je vous laisse cet exemplaire, dit-il en le mettant dans la main de Mary Jane. J’emporte celui-ci pour l’envoyer à la paroisse. Vous recevrez la déclaration officielle dans une ou deux semaines. Maintenant, vous devriez allaiter ce bébé, dit-il à Mona. Vous n’avez pas encore de lait mais du colostrum et…

— Je lui ai déjà dit, docteur Jack, dit Granny. Elle lui donnera le sein dès que vous serez parti. Elle est un peu timide, vous savez.

— Venez, docteur, dit Mary Jane. Je vous ramène.

— J’aimerais drôlement avoir un autre moyen de rentrer chez moi, commenta-t-il.

— Je suis désolée, j’ai pas de balai de sorcière, répondit Mary Jane.

Elle lui fit signe de la suivre et se dirigea vers l’escalier, ses sandales faisant un bruit mat sur le plancher.

La mère émit un gloussement de petite fille. Ses pommettes avaient repris de la couleur et ses seins étaient près d’exploser. De ces deux filles, il n’arrivait vraiment pas à décider laquelle était la plus jolie.

Il souleva la moustiquaire et entra de nouveau dans le gable. Ses chaussures et sa chemise étaient trempées.

— Tu le sens vraiment bien, ma chérie ?

— Oui, très bien, répondit-elle.

La cruche de lait était dans ses mains. Elle en avait bu de longues gorgées. Après tout, pourquoi pas ? Mais elle n’en avait vraiment pas besoin. Elle lui adressa un petit sourire d’écolière, le plus radieux qu’il ait jamais vu, découvrant une rangée de dents bien blanches et plissant légèrement son nez. Oui, un modèle réduit de femme, mais la plus jolie rousse qu’il ait rencontrée.

— Alors, docteur, vous venez ? lui cria Mary Jane. Mona doit se reposer et le bébé va pas tarder à brailler. Salut Morrigan, salut Mona, salut Granny !

Mary Jane entraîna le médecin hors du grenier tout en remettant son chapeau de cow-boy imbibé d’eau.

— Chut, chut ! disait la grand-mère au bébé. Mary Jane, dépêche-toi de revenir.

Le médecin allait suggérer que la mère prenne l’enfant dans ses bras mais Mary Jane l’aurait certainement précipité dans l’escalier s’il l’avait fait attendre une seconde de plus. Placée juste derrière lui, elle le poussait littéralement en avant du bout de ses deux seins rebondis. Ah ! ses seins, ah ! ses seins. Dieu merci, son domaine était la gériatrie. Il n’aurait jamais pu supporter les femmes enfants en chemise transparente et les filles qui parlaient avec le bout de leurs seins. C’était quasiment indécent.

— Docteur, je vous paierai cinq cents dollars pour cette visite, lui murmura Mary Jane à l’oreille, ses lèvres en chewing-gum effleurant sa joue. C’est vraiment gentil de votre part de vous être déplacé dans de telles conditions…

— Ouais, et quand est-ce que je verrai la couleur de votre argent, Mary Jane Mayfair ? demanda-t-il d’un ton grincheux.

Ces filles ! Et comment réagirait-elle s’il se retournait pour tâter ce qu’elle écrasait fort obligeamment dans son dos ? Il ferait bien de lui facturer une paire de chaussures neuves. Celles-ci étaient fichues. Ses riches parents de La Nouvelle-Orléans en avaient bien les moyens.

Tiens, au fait ! Et si, justement, la fille là-haut était l’une de ces riches Mayfair venue ici pour…

— Vous faites pas de souci. Vous avez pas fait le boulot, vous avez juste signé les papiers, dit Mary Jane.

— Mais de quoi parlez-vous ?

— Maintenant, on retourne au bateau.

Elle se hâta vers le haut de l’escalier, le médecin sur ses talons. Cette maison n’était pas si penchée, finalement, vue de l’intérieur. Le cliquetis se fit de nouveau entendre. On devait finir par s’habituer à vivre dans une maison penchée, mais l’idée qu’elle soit inondée, ça…

Un éclair illumina la maison comme en plein jour et le hall reprit vie l’espace d’un instant. Papier peint, plafonds, encadrements de portes, lustre pendant lamentablement…

Ça y est ! Je sais. C’est un bruit de clavier d’ordinateur.

Il l’avait aperçue dans la pièce de derrière pendant la fraction de seconde où l’éclair avait tout illuminé. C’était une grande femme penchée sur son clavier, les doigts courant sur les touches, les cheveux aussi roux et deux fois plus longs que ceux de la jeune mère, là-haut dans le lit. Elle fredonnait comme si elle était en train de composer une musique sur un piano.

L’obscurité se referma sur elle. L’écran brillait et la lampe faisait une tache de lumière jaune sur ses doigts voletant.

À cet instant précis, le tonnerre éclata dans un fracas assourdissant en faisant trembler toutes les vitres de la maison. Mary Jane porta les mains à ses oreilles. La jeune fille assise devant l’ordinateur poussa un hurlement et sauta de son siège. Toutes les lumières s’éteignirent et ils se retrouvèrent dans une obscurité totale.

La jeune beauté hurlait de terreur. Elle était plus grande que lui !

— Chut ! Morrigan, arrête ! cria Mary Jane en se précipitant vers elle. C’est juste une panne d’électricité. La lumière va revenir.

— Mais plus rien ne marche ! cria-t-elle.

Elle se retourna et aperçut le Dr Jack qui, l’espace d’un instant, crut avoir une hallucination. Tout en haut du long cou, le visage était le même que celui de la jeune mère. Mêmes taches de rousseur, mêmes cheveux roux, mêmes dents blanches, mêmes yeux verts. On aurait dit qu’on avait pris la tête de l’autre pour la planter sur le cou d’une géante ! Ce ne pouvaient être des jumelles. Il faisait lui-même un mètre soixante-dix-huit et elle le dépassait d’au moins trente centimètres ! Elle portait une simple chemise ample et blanche, comme la mère, et ses douces jambes blanches étaient interminables. Elles ne pouvaient qu’être sœurs.

— Ouah ! dit-elle en se dirigeant vers lui, pieds nus, avant que Mary Jane ne puisse la retenir.

— Retourne l’asseoir, lui intima Mary Jane. La lumière va revenir en moins de deux.

— Vous êtes un homme, dit la grande jeune femme.

C’était plutôt une fille, en fait, et pas plus âgée que la mère dans le lit ou Mary Jane. Elle se planta devant le médecin et lui jeta un regard mauvais, ses yeux encore plus verts que ceux de l’autre.

— Vous êtes un homme, n’est-ce pas ? répéta-t-elle.

— Je te l’ai dit, intervint Mary Jane. C’est le médecin. Il est venu remplir le certificat de naissance. Docteur Jack, c’est Morrigan, la tante du bébé. Maintenant, assieds-toi, Morrigan. Le docteur est pressé. Allons-y, docteur !

— Ne te mets pas dans tous tes états, Mary Jane, dit la grande fille avec un ravissant sourire.

Elle frotta ses longues mains blanches et soyeuses l’une contre l’autre. Sa voix était en tout point identique à celle de la jeune mère. Même ton de bonne éducation.

— Veuillez me pardonner, docteur Jack, mes manières sont encore un peu curieuses. La situation est un peu nouvelle pour moi et nous avons différents problèmes à régler. Par exemple, maintenant que nous avons ce certificat de naissance… Nous l’avons, n’est-ce pas, Mary Jane ? C’est ce que tu essayais de m’expliquer quand je t’ai brusquement interrompue ? Maintenant, nous devons penser au baptême de cette enfant car, si ma mémoire est bonne, le testament stipule expressément que le bébé doit être baptisé selon le rite catholique. Si je ne me trompe, d’après les fichiers que je viens de consulter, le baptême est plus important que la déclaration légale.

— Mais de quoi diable parlez-vous ? demanda le Dr Jack.

Elle se mit à rire et à taper bruyamment dans ses mains en secouant sa crinière rousse.

— Quel âge avez-vous, docteur ? Vous êtes plutôt grand, vous savez ? Voyons voir, je vous donne soixante-sept ans. C’est bien ça ? Je peux voir vos lunettes ?

Elle les lui arracha du nez avant qu’il ne puisse protester et l’observa à travers les verres. Il était sidéré. Il avait soixante-huit ans. Elle n’était plus qu’une tache floue devant ses yeux nus.

— C’est tout à fait extraordinaire, dit-elle en lui rechaussant le nez d’un geste agile. Ce sont des verres grossissants. Dire que ce n’est là qu’une invention parmi toutes celles que je vais découvrir dès les premières heures de ma vie. Lunettes, four à micro-ondes, téléphone, écran d’ordinateur NEC Multisync 5D. Je crois que, plus tard, lorsque je prendrai un peu de recul, je verrai une certaine poésie dans les premiers objets que j’aurai découverts, surtout si l’on considère que, dans la vie, rien n’est pur hasard. On a tendance à attribuer bien des choses au hasard mais, par la suite, une fois que l’on a aiguisé ses outils d’observation, on se rend compte, par exemple, que même les inventions découvertes dans une maison abandonnée et sinistrée peuvent se recouper pour donner sur les habitants de cette maison une opinion bien plus étayée qu’on ne l’aurait cru au premier abord. Qu’en pensez-vous ?

Ce fut au tour du médecin de rire en se claquant les cuisses.

— Ma chère, j’ignore tout à fait ce que j’en pense, mais j’apprécie à sa juste valeur la façon dont vous vous êtes exprimée. Comment vous appelez-vous, déjà ? Ah oui ! Morrigan, comme le bébé. Ne me dites pas que vous êtes aussi une Mayfair.

— Eh si ! Je suis Morrigan Mayfair, dit-elle.

Il y eut une lueur hésitante, un léger ronronnement et la lumière revint. Derrière eux, l’ordinateur se remit en marche avec un bruit de ventilation.

— Ça y est ! s’exclama-t-elle d’un ton triomphant. C’est reparti ! Je vais pouvoir me reconnecter avec Mayfair & Mayfair. Enfin, jusqu’à ce que Mère Nature, qui se fiche pas mal de nos équipements, configurations, programmes et autres installations, nous joue encore un de ses tours. En d’autres termes, jusqu’au prochain éclair !

En une seconde, elle rejoignit son siège, s’assit devant l’écran et recommença à taper en oubliant tout le reste.

Granny cria d’en haut :

— Mary Jane, dépêche-toi, le bébé a faim !

Mary Jane tira le médecin par la manche.

— Eh ! une seconde ! protesta-t-il.

Mais le charme était rompu. La jeune rousse n’était plus là pour personne. Il s’aperçut à cet instant qu’elle était complètement nue sous sa chemise et que la lumière de la lampe tombait directement sur sa poitrine, son ventre plat et ses cuisses nues. Elle ne semblait pas non plus porter de culotte. Et ces longs pieds ! C’était dangereux de taper sur un ordinateur, pieds nus, pendant un orage. Sa longue chevelure rousse tombait en cascade sur le dossier de sa chaise.

Granny recommença à crier :

— Mary Jane, n’oublie pas qu’il faut ramener le bébé à cinq heures !

— J’y vais, j’y vais ! Docteur Jack, venez !

— Au revoir, docteur Jack, dit soudain la beauté rousse en lui faisant un signe de la main sans quitter l’écran des yeux.

Mary Jane descendit l’escalier en courant et sauta dans la pirogue.

— Alors, vous venez, oui ou non ? Moi, je m’arrache. J’ai des trucs à faire. Vous voulez rester bloqué ici ?

— Ramener le bébé où, à cinq heures ? demanda-t-il, interloqué. Vous n’allez pas le sortir pour le faire baptiser, tout de même ?

— Dépêche-toi, Mary Jane !

— On lève l’ancre ! cria celle-ci en repoussant l’escalier avec sa longue perche.

— Eh ! attendez-moi ! cria le médecin.

En sautant précipitamment dans l’embarcation, il lui fit cogner le mur.

— Doucement ! dit-il à Mary Jane. Ramenez-moi au ponton sans me faire passer par-dessus bord, si ce n’est pas trop vous demander.

La pluie s’était un peu calmée. Dieu merci. Et un faible rayon de soleil tentait de percer la masse nuageuse.

Ils parvinrent à l’embarcadère.

— Tenez, prenez ça, docteur ! lui dit-elle au moment où il montait dans la voiture.

Elle sortit quelques coupures de vingt dollars d’une enveloppe bourrée à craquer de billets et les lui remit. Elle claqua la portière et fit le tour de la voiture.

— Mais c’est beaucoup trop, Mary Jane, protesta-t-il tout en rêvant d’une tondeuse à gazon, d’un taille-haie électrique et d’une télé couleurs.

Et, en plus, net d’impôts !

— Fermez-la et gardez tout, dit-elle. Vous l’avez bien mérité.

Elle remonta sa jupe sur ses cuisses, comme à l’aller. Mais elle ne faisait décidément pas le poids à côté de la rousse flamboyante devant son ordinateur. Si seulement il avait pu, ne serait-ce que cinq minutes, poser ses mains sur une beauté aussi jeune, fraîche et gracile, avec des jambes qui n’en finissent pas ! Calme-toi, mon vieux, tu frises l’apoplexie.

Mary Jane passa la marche arrière, fit rapidement demi-tour en faisant crisser les pneus sur le sol de coquillages écrasés et se lança à l’assaut des nids-de-poule.

Il jeta un dernier regard à la maison, aux immenses colonnes délabrées et au tapis de lentilles d’eau qui arrivait à mi-hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée. Il était bougrement content de quitter les lieux.

Et qu’allait-il dire à Eileen quand elle lui poserait la fatidique question :

— Alors, c’était comment, à Fontevrault, Jack ?

En tout cas, il ne dirait pas un mot des trois plus jolies jeunes femmes qu’il ait jamais vues réunies sous le même toit, c’était certain. Ni de la liasse de billets au fond de sa poche.

 

Taltos
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